Le RER est presque vide (50). Il est baigné d’une lumière très douce. Je descends à l’arrêt Bry-sur-Marne. Je dois prendre la passerelle pour sortir de la station parce que les tunnels ont été inondés. Il a trop plu ces dernières semaines. Il y a des flaques d’eau partout par terre. Ça laisse comme des taches dorées sur le béton que je n’hésite pas à faire frémir en marchant dedans avec mes Jordans.
Je vois très bien l’endroit dont Lonelystar11_ m’a parlé (82). On allait devant quand on était petits, les nuits d’été, pour faire des concours de courage. Personne n’est jamais entré à l’intérieur par contre. On était trop des lâches. Pourtant, je n’avais pas remarqué à l’époque, que dans la rue pour y mener, toutes les maisons avaient été abandonnées (81). Je marche longtemps le long des pavillons aux fenêtres condamnées. Il y a encore des voitures garées et des vélos rouillés par terre mais ils sont recouverts d’une fine couche de poussière. Je dessine avec mon doigt un smiley sur le capot de l’une des voitures. Je ne peux pas m’en empêcher. Sur celle d’après j’écris « ------ était ici ». Instinct territorial peut-être.
J’arrive enfin au niveau du champ. (83 Il est délimité par des petites barrières en bois peint (en blanc). Je saute par-dessus et commence à marcher dans les hautes herbes. La terre est très humide et il est difficile de se déplacer. Je m’enfonce de plus en plus dedans. Je croise sur mon chemin plusieurs moutons qui viennent gentiment me saluer. Je vois la maison au loin. Comme dans mes souvenirs, c’est une petite maison en bois. Ses murs décorés des mêmes grafitis que dans mon enfance. Par contre, cette fois ci, la maison est sur un énorme lac. (999) Peut-être que la Marne a débordé à cause de la pluie. La cabane est placée sur un petit îlot, au bout d’un long chemin de terre entouré par l’eau stagnante. Le grand arbre qui était avant à côté de la maison a été coupé. Il ne reste que des branches rassemblées sur le sol en en énorme tas nonchalant. Certaines d’entre elles sont tombées dans l’eau et commencent à chavirer.
Quand je pousse la porte pour entrer, je ne suis même pas surprise de découvrir les deux chaises de ma grand-mère. La princesse des agneaux est assise sur celle de gauche en habits de ville (plus précisément un jean slim, des superstar blanches et un sweat Adidas vert zippé jusque son menton). Je lui demande si c’est elle Lonelystar11_. Elle me répond que ce n’est pas important (j’ai trouvé ça un peu immature de sa part d’ailleurs).
Elle me dit:
« Je suis trop contente je me suis enfin trouvé un mec et je suis trop amoureuse de lui. Il est grave beau et il est grave musclé et il est grave intelligent. Au début j’arrivais pas à lui parler donc je le suivais tous les soirs jusqu’à chez lui mais finalement il m’a remarqué et maintenant on sort ensemble ! »
(À ce moment-là, je me dis que c’est bien elle Lonelystar11_parce qu’il n’y a qu’elle pour avoir des réflexions aussi tordues.)
« Bref je dois y aller là. Les rivières ont déjà commencé à déborder. Je suis en retard. » elle me dit gentiment.
(Je viens de la reconnaitre. On était au collège ensemble. Il me semble qu’elle avait fugué au moment où moi je suis arrivée. Après ses parents l’ont fait changer de collège. Je ne savais pas qu’elle était revenue.)
(Je me dis qu’à quelques choix près, on aurait pu être amies. Elle aurait pas eu à se sacrifier pour je sais pas quel mec dont on a même pas précisé le nom, ça aurait pas été la fin du monde, et on aurait pu acheter des mister freeze à l’épicerie du coin, et se poser sur le pont au-dessus du periph (55) pour regarder le soleil se coucher. On aurait parlé de trucs normaux de filles de 16 ans et pas de prophéties bizarres écrites par une grand-mère.)
(À ce moment-là, je me sens super triste. Je veux pas qu’elle parte. Je veux pas que ça soit la fin du monde. Je ne suis pas une fleur. Je suis juste un peu inadaptée mais là tout de suite, pour la première fois de ma vie, j’ai pas envie que le monde il s’écroule et que tous les connards qui m’ont fait du mal ils meurent. Je veux juste trainer avec elle. Je veux l’attendre sur le quai du RER (51). Je veux l’aider à étendre son linge (62). Je veux lui brosser ses longs cheveux ébouriffés par le vent. Je veux même bien aller lui chercher des croissants. Je veux aller avec elle au centre commercial (65) juste pour trainer sur un banc. Je veux l’aimer de tout mon cœur parce que je suis soudainement et viscéralement convaincue que j’en ai besoin.)
Les plantes entre les lattes du parquet se mettent à pousser quand Lonelystar11_ passe le pas de la porte et me fait un signe de la main.
Je me mets à courir.