Je suis à table (12) avec ma famille. On ne dit rien de spécial. Chacun raconte sa journée. Toutes les journées sont des journées plus ou moins normales. Rien à signaler. J’ai une famille plutôt normale. Des parents gentils et attentionnés, qui prennent soin de moi et de mon bien-être. Une petite soeur affectueuse et espiègle, qui nous fait rire avec le petit soupir de bienveillance qui arrive juste après qu’on se soit rendu compte que c’était peut-être pas si drôle, juste qu’on aime beaucoup cette personne et que un rien venant de sa part nous émerveille. L’ambiance autour de la table (12) est apaisée. Je n’ai rien à reprocher à mon éducation. Je vis dans un environnement stable et aimant. Mes parents se sont rencontrés lors ce que leurs deux entreprises ont fusionnées lors d’un joint-venture. Coup de foudre au buffet du pot « pour fêter ça ». Ils ne se sont jamais quittés. Pas étonnant que deux agents immobiliers sachent quand investir dans une relation saine. Ils n’ont jamais oublié de venir me chercher à la sortie de l’école, n’ont jamais raté une réunion parents-profs, n’ont jamais eu de mots blessants à mon égards. Ils sont d’un calme inébranlable. Ce sont des adultes responsables. Leur fille ne pouvait qu’être parfaite avec des parents aussi parfaits. Comme ils sont fiers de leur fille! Elle est si jolie! Elle est si bonne élève! Elle ne fait jamais de caprices! Sa chambre est toujours impeccablement rangée! Pourtant, leur compagnie me laisse un gout dans la bouche aussi désagréable que l’arôme insidieux qui envahit la nourriture dès lors que vous avez eu le malheur de réchauffer au micro-onde un Tupperware en plastique. Je sais pourquoi ils sont si polis avec moi. Pourquoi aucun de nous ne se permet de commettre la moindre erreur. La perfection est une nécessité. Ils ont peur. Ils ont peur de moi. Je les ai entendus chuchoter dans la cuisine tard la nuit. Des chuchotements qui traduisent une panique silencieuse. Ces chuchotements qui ressemblent plus à des cris bâillonnés. Les paroles de ma mère ne sont compréhensibles que par le ton soucieux qu’elles arborent. Je ne comprends pas ce qu’elle dit, comme si elle avait sa main dans la bouche. Est-ce qu’elle se ronge les ongles? Elle avait pourtant arrêté. Ils se demandent comment ils vont faire. C’est beaucoup trop de responsabilité pour deux personnes normales comme eux. Personne ne leur a jamais expliqué comment on élève un enfant comme ça. Ils ont peur. Ils n’ont rien fait pour mériter ça. Il fallait pourtant s’en douter, c’est génétique, ta mère, Laurent, elle est folle aussi. Mon père ne veut pas que cela recommence. Il a passé sa vie à s’en occuper. Il ne veut pas revivre ça. J’entend des sanglots étouffés. Des bruissements de vêtements qui s’entrechoquent. Ils répètent pour se rassurer: Il faut juste faire comme si de rien n’était. Comme si de rien n’était. Si on fait comme si de rien n’était, peut-être que ça va disparaitre. Peut-être. qu’elle pourra être comme les autres enfants. Peut-être qu’elle re-deviendra normale. Il ne faut pas avoir peur d’elle. C’est notre enfant après tout. On l’aime très fort. Il faut juste faire comme si de rien n’était.