Quand on arrive dans l’appart de ma grand-mère (5) pour le débarrasser, j’ai un frisson direct. Des feuilles mortes se sont engouffrées dans la cage d’escalier quand on a ouvert la porte d’entrée. Quelqu’un avait laissé les fenêtres ouvertes. Les feuilles étaient partout par terre, beaucoup collées au mur opposé à la fenêtre par le vent. Il faisait pas très froid aujourd’hui et il y avait un peu de soleil donc avec mon père on a décidé qu’on allait continuer à aérer parce que, même en étant restée dans un courant d’air constant pendant je sais pas combien de jours, l’odeur rassurante (mélange de jasmin et de riz) de ma grand-mère continuait à voler vaguement dans la pièce et aucun de nous deux ne se sentait de faire face à son gentil fantôme olfactif qui nous entourait de ses bras invisibles. Ça fait bizarre de sentir l’odeur de quelqu’un qu’on aime alors qu’elle est morte. Genre t’es content de la retrouver mais en fait tu la retrouvera jamais. C’est badant.
L’appart est presque vide. Mes cousins ont dû passer avant nous. Il ne reste plus aucun meuble, que des traces vaguement carrées et jaunâtres sur les murs, à l’emplacement où ils devaient être avant. Ils ont emporté avec eux: - la télé, - le micro-onde, - le frigo, - les vases - la vaisselle, - les bijoux, - la box wifi, - les tables, - et même les radiateurs (ces chiens).
Ils ont dû vider toutes les armoires pour les déplacer parce que tout leur contenu est étalé par terre, dans un mélange bizarre d’habits, de feuilles mortes humides et de livres. Il y a vraiment trois tonnes de livres. Ma grand-mère était journaliste avant de devenir folle et elle a gardé, même après s’être faite interner (-27), l’habitude de tourner incessamment les pages de n’importe quoi (analyse théorique de l’œuvre de Baudelaire, les spécialités culinaires du Poitou-Charentes, manuel d’utilisation de la télévision Sony2345). C’était pas joli à voir ce bordel, je crois que ça a rendu mon père triste. Moi ça m’a juste foutu la flemme parce que le proprio nous mettait la pression pour qu’on ait tout débarrassé d’ici deux heures (Il a déjà loué l’appart à quelqu’un d’autre et si on récupère pas les trucs maintenant, il jette tout à la poubelle).
Je me dirige vers la porte de la chambre (6). Mon père me dit: «Laisse tomber, ils ont déjà tout pris» et il s’allume une cigarette à la fenêtre (je pense qu’il ne supportait vraiment pas l’odeur de sa mère, il se devait de la transformer en vague tabac froid, pour lui rappeler son statut de cendres (faute de l’avoir incinérée). C’est un homme maintenant, il fume des clopes, il détruit le jasmin timide de sa triste enfance).
Je rentre dans la chambre (6) quand même (j’étais d’humeur fouineuse). La chambre (6) est elle aussi vide, mais le sol est maculé de feuilles d’imprimantes. Ça a l’air d’être des articles ou des scans de livres. Ils sont annotés au crayon de papier.
Le souvenir de son écriture ronde m’attendrit, je me dis qu’elle a peut-être fait ça pour que quelqu’un le lise (même si la lisibilité de ses annotations semble rester relative). J’ai toujours été curieuse de ce qu’elle pensait. Elle ne parlait pas beaucoup, et quand elle parlait, ça faisait pas beaucoup sens. Je prend un gros cabas et entasse tous les papiers dedans.