(36) Je regardais seulement par la fenêtre du lycée quand je fus interrompue dans mon errance entre le cours sur le Neo-keynesianisme et le toit d’un bâtiment en béton par une voix spécialement nasillarde. Je n’avais même pas besoin de me tourner pour savoir de qui il s’agissait. C’était Valérie.
Valérie est une de ces enfants qui a eu le malheur d’avoir un nom de merde pour le bien de l’intégration. C’est pour la même raison que mon père s’appelle officiellement Laurent. Ils ont dit à ses parents à la maternité que c’était interdit de donner des prénoms ethniques à leurs enfants. (Il n’y a évidemment à mon humble connaissance de première ES, aucune loi stipulant une telle absurdité). Au delà, de son nom de merde, Valérie est une très bonne élève (moins bonne que moi) mais toute somme, pas si intégrée que ça dans la classe. Ça valait bien le coup de s’appeler Valérie. À vrai dire, elle n’est pas très loquace (peut-être à cause de sa voix nasillarde) et surtout, très mal habillée. Elle est souvent prise comme cible de la moquerie de ses camarades, parce que, après tout, pourquoi pas ? Elle n’a jamais prouvé aux autres qu’elle allait faire ne serait-ce qu’un minuscule effort pour être populaire. Le consensus commun de l’harceler elle, plutôt que ceux qui essaient vraiment (Par exemple: Anthony s’est acheté la dernière paire de Jordans, Bastien a organisé une soirée chez lui et à invité tout le lycée, Clara a commencé un régime et un traitement roicutane) fut adopté à l’unanimité, ce qui est, je trouve, et probablement elle aussi, objectivement assez juste. Il est probable qui si Valérie avait été dans une classe plus fructueuse en boloss, elle soit passée complètement inaperçue; mais le problème, c’est qu’ici, nous étions relativement pauvres en potentielles parias. Les gens se repliaient donc sur Valérie, faute de mieux, qui elle, se repliait sur son manuel d’SES soigneusement plastifiée par sa maman, faute de mieux.
Valérie est la seule autre asiatique de la classe. J’ai essayé plusieurs fois, (peut-être mue par une sorte de solidarité culturelle) (purement alimentée par mon besoin factice d’être acceptée par une communauté qui m’est relativement inconnue) de lui tendre une main salvatrice, qu’elle a procédé d’observer calmement pendant quelques secondes, avant de détourner le regard en direction de son cahier. Lorsque je lui adresse la parole, elle ne me fait même pas l’honneur d’élever sa petite voix énervante à la hauteur de mes tympans. Elle m’accorde exactement l’attention que l’on donnerait à une bouche d’égout ou un panneau de stop dans une rue piétonne. Son existence dans le spectacle qu’est mon quotidien scolaire est une source de trac permanente quant à la mise en scène de mes propres origines. Elle est la seule à pouvoir déceler mes maladroits essais d’auto-fétichisations, effectués à l’aide de vêtements vaguement orientaux, achetés dans une boutique sordide (45) d’une galerie marchande souterraine (46) , où la vendeuse m’a évidemment offert, en plus d’un sac plastique troué dans lequel cacher avec un soupçon de honte le top moulant orné de lotus grossièrement brodés que je venais d’acheter avec mon argent de poche, le bénéfice d’un regard plein de mépris que l’on ne réserve qu’aux jeunes filles à moitié blanches qui veulent jouer à la jolie asiatique pour être appréciée des garçons qui ne font pas la différence entre une chinoise et une vietnamienne du moment qu’elle est petite et docile. Valérie n’est absolument pas dupe de ma pathétique performance d’une identité dont je ne connais rien afin d’entretenir une image divertissante d’un exotisme inoffensif. Ne pas avoir sa validation me met face à mon évidente imposture identitaire. Cette fille met en lumière ma stature éminemment clownesque, et cela, par sa seule inaction. Sa puissance est sans limite. Elle tire de son statut de paria une sorte de fierté presque aveuglante. Son statut de boloss la sanctifie. Du moins à mes yeux. Quelle sorte de mission cet ange en éclaireur dans les limbes de l’adolescence a t-elle à accomplir? Il est également probable que tout cela ne soit que dans ma tête, que Valérie n’aie en réalité pas du tout remarqué mes manipulations culturelles. Peut-être que mes assomptions à son égard ne sont que le fruit, encore une fois, d’un orientalisme internalisé. Que ma fascination pour elle n’est que le miroir de ma fascination malsaine pour un univers auquel je suis associée sans vraiment en faire partie. Considérer qu’elle seule peut déceler ma mascarade et ce seulement parce qu’elle est asiatique est en soi absolument ridicule. Valérie ne me laisse aucun indice sur ses intention et reste aussi opaque que le brouillard d’un premier janvier. Elle tient mon ego entre ses doigts déformés par la prise bien trop passionnelle de son stylo BIC, avec lequel elle procède de noircir à coup d’équations les pages quadrillées d’un devoir de maths rendu une semaine à l’avance. (899)